« Le cœur de la transmission spirituelle tient aux qualités du maître : sa liberté intérieure, sa compassion, sa sagesse et son désintérêt pour les futilités mondaines.
Au cours de toutes ces années, je n’ai jamais décelé chez eux une pensée, une parole, ou un acte qui soit susceptible de nuire à autrui. Leur seul et unique souci semblait être d’accomplir le bien des êtres, pas seulement leur bien immédiat, mais un bien ultime : la libération du monde conditionné par la souffrance, le samsara. On pourrait m’opposer que je suis de nature naïve et que leurs travers m’ont échappé. Mais une simple façade masquant des vices cachés ne résiste pas à l’épreuve du temps. Les défauts dans la cuirasse finissent toujours par apparaître, si bien dissimulés soient-ils. Ce ne fut pas le cas. Qui plus est, à la différence des dissimulateurs qui se préoccupent constamment des jugements d’autrui, l’un des traits communs à tous ces maîtres est qu’ils n’ont aucun souci de leur « image », ne cherchent jamais à « paraître », et n’ont nulle considération pour la louange ou la critique, la renommée ou l’anonymat.
C’est bien ce que l’on attend d’un maître spirituel digne de ce nom, me direz-vous. Certes, mais une telle cohérence n’en est pas moins exceptionnelle et inspirante. Elle est aussi nécessaire : comment, en effet, considérer comme « maître spirituel » quelqu’un qui se comporte de façon douteuse, voire néfaste, à l’égard des autres ? De fait, un maître spirituel authentique n’a rien à gagner ni à perdre, mais tout à donner, à partager. Peu lui importe d’attirer quelques nouveaux disciples, il ne recherche aucune reconnaissance publique, aucun avantage personnel, et son train de vie se veut simple et dépouillé, détaché de tout faste. Un maître qualifié ne surgit pas de nulle part : il est dépositaire d’une lignée ininterrompue de transmission spirituelle et d’expériences acquises au fil des générations.
Celui qui sera votre guide sur cette voie longue et périlleuse devra être en mesure de vous orienter, mais aussi de vous protéger des faux pas, entraves et impasses. Son rôle est ainsi primordial, essentiel.
Et le choix de votre maître est donc la première étape de votre voyage, et peut-être la plus importante (…) la soif d’apprendre et de se libérer ne doit cependant pas pousser à la précipitation. En Orient, l’enseignement spirituel est au fondement de l’éducation dès le plus jeune âge, et la fréquentation des textes, des maîtres et de leurs disciples est quotidienne (…) Dans un tel environnement, les charlatans n’ont guère de chances d’émerger et, s’ils tentaient l’aventure, ils seraient vite déconsidérés (…)
En Occident, toutefois, les choses ont tendance à aller trop vite. Des personnes en quête de spiritualité, présentant souvent une certaine vulnérabilité, se rendent dans un centre spirituel, bouddhiste ou autre, et dans la foulée reçoivent des enseignements, voire des initiations, puis s’engagent hâtivement sans avoir eu le temps de mûrir leur décision et de l’asseoir sur des raisons valables. Un faux-maître peut séduire sous les apparences les plus attirantes, tout en étant dépourvu de la sagesse et de la bienveillance sans faille dont font preuve les maîtres spirituels authentiques. Ceux-ci possèdent, dit-on, « une réalisation spirituelle aussi élevée que le ciel et une attention au détail de la conduite éthique aussi fine que la farine ».
À l’inverse, les faux maîtres, prisonniers de leur ego, de leur ambition et de leur intérêt personnel, prennent l’ascendant sur ceux qui se confient à eux pour les abuser, à l’inverse des véritables maîtres qui, eux, n’ont d’autre souci que de montrer au disciple le chemin à parcourir pour atteindre la libération de la souffrance et de l’ignorance.
Prendre Refuge dans quelqu’un qui reste sous le joug des poisons mentaux revient à se réfugier dans un nid de vipères.
Les textes nous avertissent aussi de la rareté des maîtres qualifiés. Ils décrivent notamment les qualités requises d’un maître du Vajrayana : il, ou elle, doit posséder une excellente connaissance des enseignements, les avoir intégrés dans son flot de conscience et atteint un haut niveau de réalisation spirituelle. Celle-ci s’exprime notamment dans une compassion sans faille pour tous les êtres sans exception. La plus grande satisfaction d’un maître est qu’un disciple progresse vers la libération de la souffrance.
Nous sommes loin des rapports de domination dont la vie courante nous donne constamment des exemples, et qui caractérise la recherche d’emprise d’un faux maître sur ses disciples. L’accueil du maître est un geste de pure générosité spontanée comparable à l’assistance offerte à un voyageur égaré, à un fugitif en danger. Le maître partage son expérience du déracinement de l’ignorance, des émotions négatives, et des souffrances qu’elles entraînent. Maîtrisant pleinement les méthodes de la pratique spirituelle, il sait discerner celles qui conviennent le mieux à tel disciple, à un moment donné de son existence. Ces qualités ne peuvent naître que d’un accomplissement intérieur, perceptible dans les enseignements les plus profonds comme dans les gestes les plus simples.
Au disciple, il est donc fortement recommandé de ne pas se fier au premier venu et d’examiner tout d’abord minutieusement les qualités du maître potentiel, en commençant par s’informer auprès de tierces personnes, puis en s’assurant que l’opinion qu’il s’est faite est conforme à la réalité. Il est conseillé de laisser s’écouler plusieurs années avant d’accorder à un maître son entière confiance, car s’en remettre à un individu non qualifié revient à absorber du poison. »
«Carnets d’un moine errant » par Matthieu Ricard